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Créer des espaces communs en ville : les ruelles vertes de Limoilou

Créé par Mikaël Scattolin, maîtrise en anthropologie, Université Laval. Directrice : Manon Boulianne. | | Numéro 15, Automne 2018 | Dossier spécial

Les projets de ruelles vertes constituent un outil de développement durable très intéressant. Elles permettent l’implantation d’infrastructures vertes tout en créant des espaces de socialisation entre voisins. Ces espaces doivent toutefois être négociés et définis avant de se créer.

 

Depuis les années 2000, plusieurs grandes villes américaines et canadiennes, comme Chicago, Détroit, Toronto et Montréal cherchent à implanter des infrastructures « vertes » dans leurs ruelles (1 p.144). Ces nouvelles initiatives écologiques seraient apparues en réaction à une urbanisation intense qui fragilise l’équilibre environnemental et s’inscriraient dans une optique de développement durable (2 p.5)
Basé sur le concept d’urbanisme participatif, le projet-pilote « À vos ruelles vertes » de Nature Québec vise à « engager les citoyens dans l’adaptation aux changements climatiques et à la lutte aux îlots de chaleur à même le réaménagement de leurs ruelles » (3). À travers ce projet, les citoyens et les professionnels sont amenés à travailler ensemble afin de reverdir leurs milieux de vie en passant par la plantation d’arbres, l’installation de bacs de végétaux, l’aménagement de mobilier urbain ou encore par la décoration artistique de leur ruelle et la réduction de la circulation de transit. Ces transformations devraient dynamiser et rafraîchir les ruelles de Québec en offrant, d’une part, des îlots de fraîcheur et, d'autre part, un lieu de socialisation qui permettra aux résidents de se réapproprier cet espace.
Les ruelles de Limoilou constituent un élément typique de ce quartier et sont un élément d’identité pour le secteur du Vieux-Limoilou (4 p.126). C’est d’ailleurs peut-être pour cette raison que le projet-pilote des ruelles vertes s’y est si bien implanté. Lors de la construction du quartier durant les années 1920, les ruelles répondaient d’abord et avant tout à de nouvelles normes de salubrité, la collecte des ordures se faisant à partir de l’arrière-cour plutôt que par la rue. Elles sont aussi le lieu d’une vie communautaire : « toutes sortes de marchands itinérants y passent pour vendre leurs produits ou leurs services : marchands de petits fruits, de légumes, ramoneurs, réparateurs de parapluie […], etc. De plus, c’est le lieu par excellence de jeu pour les enfants » (5 p.43).
Lieux de jeux pour les enfants, espace de vie communautaire, les ruelles constituent ce que l’architecte Michael Martin décrit comme les coulisses d’un voisinage (6). En tant que telle, la vie des ruelles s’organise donc autour de certaines normes, en particulier celles étant reliées à la propriété privée. Elle s’adapte aux prescriptions, mais vient parfois également à l’encontre de ces pratiques normatives. À l’instar de Lefebvre (7), philosophe et sociologue, l’espace est ici conçu comme un processus dynamique dont le sens est constamment négocié, voire disputé.
Pour bon nombre de résidents, en effet, les ruelles sont un espace de circulation (automobile, piétonne ou cycliste) et sont le moyen privilégié d’accéder à leur propriété. Les pratiques routinières notamment liées à l’accès de la propriété sont bien ancrées et introduire un nouvel ensemble de pratiques liées à la création d’un espace collectif ne se fait pas toujours sans heurts. Il était, par exemple, hors de question qu’un espace collectif puisse prendre place sur un stationnement privé, qu’il soit utilisé ou non. Ceci reviendrait à « amputer » une partie de la propriété privée d’un résident et nuirait à la fonction de circulation de la ruelle. Pourtant, un des points les plus préoccupants pour les résidents des ruelles était justement de limiter l’accès et la circulation dans les ruelles. De par leur forme caractéristique en « H » les ruelles sont souvent utilisées comme raccourcis par les automobilistes. Afin de limiter cette circulation de transit, des bacs de végétaux furent installés à différents endroits afin de soit bloquer complètement un accès, soit réduire la vitesse de circulation sans entraver la circulation des résidents. 
Au cours du projet, il fut de plus en plus évident qu’un ensemble de règles plus ou moins formelles était en train de se définir. Ces règles avaient, dans un premier temps, la fonction de distinguer qui pouvait et qui ne pouvait pas utiliser l’espace puis, dans un second temps, comment utiliser l’espace. Par exemple, lors de soirées ou de fêtes dans les ruelles, et même si presque tous les résidents étaient présents, le bruit était limité et la rencontre se terminait aux alentours de 23h00 afin de ne pas déranger les autres résidents. 
Alliant bienfaits environnementaux et sociaux, les ruelles vertes ont le potentiel de transformer les communautés en favorisant la création de liens sociaux entre citoyennes et citoyens. Mais cette réappropriation de l’espace urbain doit se faire en prenant conscience des représentations qui y sont associées. Pour conclure, l’établissement de ces nouvelles pratiques a certainement établi un sentiment d’appartenance parfois très fort et participé à la création d’un espace de vie communautaire au sein des ruelles de Limoilou. Ce sont toutefois les règles informelles qui découlent des représentations associées à la propriété privée qui en ont circonscrit l’espace.


Références : 

(1) Newell, J.P., et AL., 2013. Green Alley Program: Planning for a sustainable urban infrastructure?. Cities, 31, 144-155.
(2) Binette, K., 2016. Les comités de Ruelles vertes dans Rosemont-La Petite-Patrie : enjeux et défis de la mobilisation citoyenne, SODER/Écoquartier Rosemont-La Petite-Patrie, Service aux collectivités de l’UQAM.
(3) Nature Québec, 2017. À vos ruelles vertes ! [en ligne] www.naturequebec.org/projets/ruelles-vertes/description-du-projet/ [consulté le 16 avril 2017]. 
(4) Pouliot, K., 2014, Vivre son quartier : l’expérience du Vieux-Limoilou de 1960 à aujourd’hui. Mémoire de maîtrise, département d’ethnologie et patrimoine, Université Laval.
(5) Desprès, C., et Larochelle, P., 1996. Habiter Limoilou : un art de vivre, Cap-aux-Diamants, Hors-Série, 40-45.
(6) Martin, M., 1996. Back-Alley as Community Landscape, Landscape Journal¸ 15(2), 138-153.
(7) Lefebvre, H., 1986 [1974]. La production de l’espace. Paris : Anthropos.

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