Les liens villes-campagnes au Viêt Nam dans le contexte de la mondialisation

Créé par Antoine Beaulieu | Doctorat en sciences géographiques, Département de géographie. Direction : Steve Déry | | Numéro 18, Automne 2020

« […] depuis 1995, l’intégration au marché mondial et la plus importante connectivité rurale-urbaine au Việt Nam n’ont pas éliminé les inégalités socioéconomiques entre les milieux ruraux et urbains, qui persistent et se sont accrues. »

Une des solutions proposées pour faire face à l’insécurité alimentaire au niveau mondial est l’intensification agricole (monoculture). Pour s’y adapter sans complètement s’y soumettre, les agriculteurs vietnamiens diversifient leurs moyens d’existence, processus qui nourrit et se nourrit d’une multiplication des « liens villes-campagnes ».

Au Việt Nam, les réformes agraires et foncières des années 1980 et 1990 se sont combinées à des relations internationales renouvelées et ouvertes dans les années 1990 (fin de l’embargo américain, adhésion à l’ASEAN, puis à l’OMC), ont transformé l’économie en un socialisme de marché (1), à savoir une économie où le Parti communiste garde le contrôle politique. Il en a résulté une libéralisation des secteurs agricoles et industriels (2). Dans ce contexte d’intégration précipitée à un système agricole productiviste, comment les petits producteurs agricoles ou paysans vietnamiens réussissent-ils à s’adapter? Comment doit-on étudier la question? Pour y répondre, il faut d’abord considérer les formes de stratégies paysannes d’adaptation : la diversification des productions et celle des moyens de subsistance.

Premièrement, la diversification agricole est répandue à travers tout le pays, sauf dans la région du delta du Mékong où la « spécialisation » rizicole perdure (3) et répond en général aux besoins locaux plutôt que mondiaux. Comme exemple, on retrouve dans la région des Plateaux centraux d’importants marchés agricoles de plantations industrielles (café, hévéa…) ou même d’agriculture maraichère biologique (4).

Deuxièmement, en concomitance avec l’industrialisation et l’urbanisation du pays (5), et la réduction du poids économique relatif du secteur agricole depuis les années 1990 (6), les moyens d’existence ruraux s’orientent vers des activités économiques non agricoles diversifiées, en particulier dans les secteurs des services et de l’industrie. La part des revenus salariaux dans le revenu total des ménages (moyenne nationale) aurait augmenté de 23,7% en 2002 à 27,1% en 2008 (7, p.256). On constate cette transformation de diverses autres manières. À l’échelle du pays, c’est : (i) une augmentation de la population urbaine (de 14,9 à 33,8 millions entre 1995 et 2018) (8), (ii) un accroissement des flux migratoires permanents ou temporaires, vers les zones urbaines et industrialisées (de 11,9 à 23,2 millions de migrants internes entre 1999 et 2009), mais également vers certaines zones rurales prospères (de 34,8 à 55 millions pour la même période) (9, p.25) et (iii) une conversion des unités administratives rurales (ex. : 556 districts ruraux en 2009 vs 545 en 2018) en unités urbaines (48 villes de niveau provincial en 2009 vs 71 en 2018) (8).

Outre les deux grandes régions métropolitaines, Hà Nội et Hô Chi Minh-Ville, même les régions à faibles densités qui répondent aux besoins de bases et aux aspirations urbaines des paysans (infrastructures routières, télécommunications), attirent ou retiennent les surplus de main-d’œuvre rurale (10). Ces évolutions qu’on observe ailleurs en Asie forcent une reconceptualisation des liens villes-campagnes, dont la trajectoire linéaire classique entre le « très rural » et le « très urbain » ne reflète plus la réalité contemporaine et l’évolution complexe des sociétés asiatiques. Les milieux ruraux asiatiques ne sont plus « isolés » : Bunnell et al. (11) les nomment « l’espace des flux » (space of flows), un réseau étendu dans lequel circulent des flux spatiaux (gens, biens, monnaie) et sectoriels (secteurs agricoles et industriels), connectés par des centres de population de tailles différentes.

Au final, depuis 1995, l’intégration au marché mondial et la plus importante connectivité rurale-urbaine au Việt Nam n’ont pas éliminé les inégalités socioéconomiques entre les milieux ruraux et urbains, qui persistent et se sont accrues. En 2008, le taux de pauvreté en milieu rural était 5,7 fois plus élevé que celui en milieu urbain, une disparité encore plus élevée si l’on considère seulement les groupes ethniques minoritaires (12, p.10). Certes, comme ailleurs dans le monde, tous ces processus ont été soudainement bouleversés en 2020 avec la crise sanitaire du COVID-19. L’ampleur précise des conséquences individuelles et collectives reste encore difficile à évaluer. Des perturbations importantes au niveau des chaines de productions agricoles et industrielles sont à prévoir (13), suggérant de nouveaux défis quant à la sécurité alimentaire et à la réduction des inégalités sociales au Việt Nam.

RÉFÉRENCES

(1) Glassman, J., 2015. The geography of Vietnam. Geopolitics, 20(4), 732–735.

(2) Munim, K.B., 2009. Poverty Reduction in Vietnam: Role of Doi Moi and Agriculture [en ligne]. CiteSeerX. citeseerx.ist.psu.edu/viewdoc/download [consulté le 29 juin 2020].

(3) Nguyen, H.Q., 2017. Analyzing the economies of crop diversification in rural Vietnam using an input distance function. Agricultural Systems, 153(2017), 148–156.

(4) Presilla, M., 2018. The Development of Organic Farming in Vietnam. Jurnal Kajian Wilayah, 9(1), 20–32.

(5) World Bank. 2020. Vietnam - Overview [en ligne]. www.worldbank.org/en/country/vietnam/overview [consulté le 29 juin 2020].

(6) Fforde, A., 2016. Vietnam: Economic Strategy and Economic Reality. Journal of Current Southeast Asian Affairs, 35(2), 3–30.

(7) Arouri, M., et al., 2017. Does urbanization reduce rural poverty? Evidence from Vietnam. Economic Modelling, 60(October 2016), 253–270.

(8) General Statistics Office of Vietnam., n.d. Statistical data [en ligne]. www.gso.gov.vn. [consulté le 29 juin 2020].

(9) General Statistics Office of Vietnam., 2011. Migration and Urbanization in Vietnam: Patterns, trends and differentials - Vietnam Population and Housing Census 2009 [en ligne]. nguyenthanhmy.com/courses/2013/Vietnam_7_Monograph-Migration-Urbanization.pdf [consulté le 29 juin 2020].

(10) Labbé, D., 2016. Critical reflections on land appropriation and alternative urbanization trajectories in periurban Vietnam. Cities, 53(2016), 150–155.

(11) Bunnell, T., et al., 2013. Introduction: Place, Society and Politics Across Urban and Rural Asia. Dans: T. Bunnell, et al. (Dir.). Cleavage, Connection and Conflict in Rural, Urban and Contemporary Asia. Singapore: Springer.

(12) Overseas Development Institute., 2011. Viet Nam’s progress on economic growth and poverty reduction: Impressive improvements [en ligne]. www.odi.org/sites/od [consulté le 29 juin 2020].

(13) Maliszewska, M., et al., 2020. The Potential Impact of COVID-19 on GDP and Trade - A Preliminary Assessment [en ligne]. World Bank. documents1.worldbank.org/curated/en/295991586526445673/pdf/The-Potential-Impact-of-COVID-19-on-GDP-and-Trade-A-Preliminary-Assessment.pdf [consulté le 29 juin 2020.

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