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Développement durable et production des espaces ruraux au Québec. Vers un dépassement des paradoxes

Créé par François Desjardins, maîtrise en anthropologie, Université Laval. Direction : Jean Michaud | | Numéro 15, Automne 2018 | Dossier spécial

Le développement durable pourrait représenter un idéal pour renouveler les régions québécoises. Toutefois, le développement peut-il vraiment être durable dans une économie capitaliste? Ne faudrait-il pas dépasser les modalités de croissance et se tourner vers des approches territoriales pour créer un réel dynamisme local?

 

Le concept de développement durable (DD) a été défini dans le rapport Brundtland de 1987. Dans ce document, les auteurs stipulaient que les « relations existant entre le paupérisme, l'inégalité et la dégradation de l'environnement sont au centre de notre analyse et de nos recommandations. Aujourd'hui, ce dont nous avons besoin, c'est une nouvelle ère de croissance économique, une croissance vigoureuse et, en même temps, socialement et environnementalement durable » (1). Ce raisonnement, qui se veut un point tournant dans l’avancement des techniques et des technologies, légitimise un nouveau « capitalisme vert », en plus de donner l’illusion que le développement et la croissance économique sont encore des pistes de solution pour l’avenir (2). Dans le but de dépasser les paradoxes du DD au sein de l’économie capitaliste, cet article explorera l’avenue du développement territorial et de l’économie sociale et solidaire (ÉSS).

Le problème de la croissance 

Malgré plusieurs avancées sur les préoccupations environnementales et éthiques, la réappropriation du DD par de grands investisseurs privés crée de nouveaux marchés très spécialisés et reproduit le même système capitaliste (3). Ces grands investisseurs privés font croître sans cesse l’exploitation des ressources naturelles par de nouvelles technologies « vertes » pour être compétitifs au niveau international (4). Ils ne prennent pas en compte la diversité des écosystèmes naturels et sociaux des territoires ruraux, en plus de produire une surspécialisation économique (5). Souvent aidés par les États, ces discours et pratiques mettent de l’avant l’entreprise privée et la compétitivité des marchés comme piliers de la gouvernance, participant aux approches néolibérales (6). Ceci crée, au niveau local, certaines inégalités de richesse, d’accessibilité aux terres et aux logements ainsi qu’un manquement à la souveraineté territoriale.
La filière éolienne au Québec constitue un exemple intéressant puisqu’elle est constituée du désir de développer durablement les territoires ruraux avec la production croissante d’énergie qui totalise déjà un surplus de 8.3 TWh par année jusqu’en 2023. Bien qu’il s’agisse d’une possibilité pour territorialiser l’économie si le privé n’est pas trop présent, les profits sont placés dans les marchés internationaux plutôt que d’être réinvestis au sein des territoires, notamment par l’électrification des moyens de transport (7).
Selon l’architecte et urbaniste Alberto Magnaghi, c’est l’addition de la croissance économique, des mesures correctrices avec l’idée utilitariste des territoires (la proéminence du concept de développement) qui correspond à l’approche fonctionnaliste du développement soutenable : « la stratégie consiste donc à s’en remettre aux processus autorégulateurs du marché (la demande de biens et de qualité environnementale est proportionnelle à la croissance du revenu ; d’où une augmentation de l’offre de la production ‘‘propre’’ et des bien environnementaux) » (5, p.30). Pourtant, le développement et l’économie à échelle humaine existent déjà ; ils se créent entre des territoires diversifiés, des communautés conscientes ainsi que des milieux complémentaires. Il s’agit donc de repenser à l’agir local en donnant aux communautés les outils politiques pour avoir des répercussions au niveau global. 

Le développement territorial et l’économie sociale et solidaire

Une des problématiques à dépasser dans la mise en pratique du DD dans l’économie capitaliste est la stigmatisation des territoires ruraux en fonction du modèle et des besoins des métropoles, ou des grandes villes : la « périphérisation » (5, p.16). Pour aller au-delà de ce modèle, puis permettre l’agentivité et la créativité des communautés, Magnaghi met de l’avant cinq « soutenabilités » : environnementale, territoriale, sociale, économique et politique (5). Essentielles pour l’auto-soutenabilité du développement local, elles constituent un processus, ou un cercle vertueux, qui ne peut être opéré qu’à l’échelle d’un territoire, voire d’une communauté. La différence majeure avec le DD réside donc dans l’autogouvernement et la démocratisation des pouvoirs pour la valorisation des diversités biophysiques et culturelles. Ici, il importe donc un « changement de paradigme radical » (5, p.45) pour créer, comme l’amenait Hugues Dionne en 1989, « une économie enracinée, à la fois attentive aux effets sociaux et communautaires de son évolution et respectueuse du projet de société locale qu’elle sous-tend » (8, p.71)
Pour conclure, le levier le plus prometteur est, selon moi, les milieux d’économie sociale et solidaire puisqu’elle fonctionne déjà avec le principe de territorialité. Toutefois, il faut la reconnaître comme un type d’économie alternative et non comme une forme d’entrepreneuriat social ou d’économie de rattrapage. Les actrices et les acteurs de l’ÉSS s’impliquent dans différentes soutenabilités qui créent à la fois des milieux de vie solidaire et développent des pratiques et des discours émancipateurs relatifs aux diversités de leur territoire (9). Ainsi, elles et ils mettent de l’avant une construction commune et endogène des territoires en misant sur la valeur d’usage ainsi que la prise en charge commune de leurs soutenabilités. Bref, c’est par l’approche territoriale que l’auto-soutenabilité durera et transformera les réalités de demain!


Références :

(1) Commission mondiale sur l’environnement et le développement, 1987. Notre avenir à tous [en ligne]. www.diplomatie.gouv.fr/sites/odyssee-developpement-durable/files/5/rapport_brundtland.pdf [consulté le 13 mars 2018].
(2) Cock, J., 2011. ‘Green Capitalism’ or Environmental Justice? A Critique of the Sustainability Discourse. Focus, 63, 45-51.
(3) Wallis, V., Beyond «Green Capitalism». Monthly Review, 61 (9), 32-48.
(4) Abraham, Y.M et Murray, D. (Dir.), 2015. Creuser jusqu’où? Extractivisme et limites à la croissance. Montréal : écosociété.
(5) Maganghi, A., 2003. Le projet local. Sprimont : Pierre Mardaga éditeur.
(6) Harvey, D., 2007. Neoliberalism as Creative Destruction. The American Academy of Political Sciences, 610, 21-44.
(7) Feurty, É, Boudreault L.É. et al., 2017. Politique énergétique 2030 du Québec : l’étonnante absence d’une stratégie de transport soutenable. Vertigo, Débats et Perspectives, 1-12.
 (8) Dionne, H., 1989. Développement autonome du territoire local et planification décentralisée. Revue canadienne des sciences régionales, 12 (1), 61-73.
(9) Pereira Morais, L et Bacic, M.J., 2017. Social and Solidarity Economy as a tool for territorial development and socio-occupational inclusion. CIRIEC, Working Paper 2017/06, 1-28.
 

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